- INTENDANTS
- INTENDANTSNée des excès et des dangers suscités par la vénalité des offices, l’intendance possède une histoire longue et complexe.On peut y distinguer trois périodes principales: de la fin du XVe siècle jusque vers 1634-1637, une série de tâtonnements dégage progressivement l’«intendant» du corps des «commissaires»; de 1634 à 1670, l’évolution se précise, non sans quelques retours en arrière (Fronde) et certaines hésitations (Colbert); l’apogée enfin de l’institution se situe de la fin du règne de Louis XIV à la Révolution. La description «classique» de l’intendance s’applique à cette seule période. Ce long laps de temps, de 1670 à 1789, ne doit d’ailleurs pas masquer les multiples variations de détail, dans le temps comme dans l’espace. Après le parachèvement et le perfectionnement des rouages (de 1670 environ à 1690), l’acmé correspond, en gros, à l’époque du cardinal de Fleury, disons, pour être plus prudent, de 1690 à 1750. Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’influence des intendants se transforme et décline, en liaison avec la mise en cause et l’affaiblissement de la monarchie elle-même. D’où un changement profond dans l’orientation de la politique «régionale» et de la conception du rôle de l’administration, qui n’est pas sans préfigurer les évolutions ultérieures. Bien que les recherches relatives à l’intendance aient beaucoup progressé depuis 1950, il subsiste maintes lacunes, notamment sur le plan des différences locales entre intendances, beaucoup plus marquées qu’on ne le pensait, et sur celui des personnalités des intendants.Les chevauchées des maîtres de requêtesLe terme générique d’intendant est tardif. Apparu isolément vers 1568, comme substantif savant dérivé du latin désignant celui qui surveille, il se généralise dans le langage politique sous Henri IV.Mais l’origine de l’institution est double. Elle dérive, d’une part, des chevauchées des maîtres de requêtes, qui rappellent quelque peu les missi dominici carolingiens, et, d’autre part, des missions de surveillance spécifiques et temporaires effectuées par ces mêmes maîtres de requêtes ou par des personnes de rang analogue, pour des tâches bien définies aux armées et dans les provinces. Les premières chevauchées remontent à Charles VII. Elles deviennent régulières sous Henri II avec l’édit de 1553, qui prévoit l’envoi de six maîtres de requêtes chaque année à travers tout le royaume. Leur rôle consiste essentiellement à surveiller la levée des impôts. Plus tard, à partir de 1567, mais surtout sous Henri IV, d’autres ont pour but de veiller à la bonne exécution d’ordres précis, de manière à «inquiéter» suffisamment les détenteurs d’offices. Cette catégorie de maîtres de requêtes recevra la dénomination d’«intendants de justice».Les caractéristiques communes de ces deux types de missions sont doubles. D’une part, le commissaire est une espèce d’«anticorps», spontanément sécrété par la monarchie française, contre l’envahissement dangereux de l’appareil «administratif» par les officiers propriétaires héréditaires de leur office. Le commissaire est donc une sorte de fonctionnaire avant la lettre, étroitement dépendant de la royauté. D’autre part, sa mission est temporaire, limitée à un objectif précis, et, à l’origine du moins, rarement liée à une circonscription nettement délimitée. Ces contrôles sont cependant plus nombreux dans les régions frontières, pour la surveillance des quartiers d’hiver et le ravitaillement des armées, ou dans des régions d’importance primordiale, telle Lyon où les intendants se succèdent sans interruption depuis 1594.Si Henri IV a assez largement utilisé ces divers procédés, le règne de Louis XIII, même au temps de Richelieu, fut une période d’hésitation. Un moment, le cardinal favorisa plutôt les bureaux des finances, adversaires résolus des innovations. Là comme ailleurs, le poids financier et humain croissant de la guerre de Trente Ans accélère l’évolution de 1634 à 1648.Extension de l’institutionDe 1624 à 1639, le montant des dépenses militaires françaises (aide extérieure comprise) passe de 9 millions de livres à près de 24 millions: «Élargie à l’échelle européenne, la guerre de Trente Ans se présente comme une guerre d’argent annonciatrice des conflits modernes» (G. Livet).Les recherches d’E. Esmonin et R. Mousnier permettent de situer le moment précis où les deux types d’intendants se superposent en une institution unique. Dès 1634, des commissaires sont chargés de faire rentrer le maximum d’argent en évitant, si possible, les injustices trop flagrantes. La crise financière de 1637 provoque l’extension du système à l’ensemble de la France. Non que les choses soient d’emblée nettes: tout le développement ultérieur, de 1637 à 1648, est affaire de temps, de lieux, de moments et de personnes. Les révoltes populaires, qui ne sont pas sans rapport avec l’accroissement brutal de la pression fiscale royale se superposant aux anciens prélèvements (nobiliaires, etc.), aboutissent au renforcement de l’autorité des intendants de justice. En quinze ans, comme le notait en 1648 l’avocat général au parlement de Paris, Omer Talon, l’emprise de l’autorité centrale s’est donc brutalement renforcée au détriment des puissances publiques traditionnelles, et, surtout, des officiers. Cet état de fait ne pouvait manquer de susciter une réaction de défense.Sous la pression des événements et, principalement, de la coalition des intérêts des officiers soutenus par les parlements, Mazarin est obligé de supprimer provisoirement les intendants par les déclarations de juillet et d’octobre 1648, faisant droit aux requêtes présentées par la Chambre Saint-Louis. La Fronde matée, on essaya de revenir à la situation antérieure. Suivant les habitudes de l’Ancien Régime, l’interdiction officielle fut maintenue jusqu’en 1789. Mazarin, toujours prudent, utilisa divers subterfuges juridiques: envois de commissaires par lettres de cachet, remise en pratique des chevauchées des maîtres de requêtes, etc. D’où de violentes réactions; les membres des bureaux des finances, en particulier, ne furent définitivement réduits au silence qu’au début du gouvernement personnel de Louis XIV, en 1661.Contrairement à ce qui a été parfois avancé, Colbert, comme avant lui Richelieu, a longtemps hésité sur la forme à donner à l’intendance. Au début, le ministre penchait encore pour une durée très limitée de la commission. Il semble que l’expérience pratique acquise en Alsace, et ailleurs, par Colbert de Croissy ait été décisive. À partir de 1670, progressivement, chaque généralité se voit dotée d’«un intendant régulièrement remplacé après la mutation ou le rappel de celui qui se trouvait en place» (M. Bordes). La guerre maritime franco-anglaise conduisit, en 1689, à étendre l’institution à la dernière province qui en «manquait», la Bretagne.Les trente-six intendants de la FranceLe meilleur exposé d’ensemble sur les prérogatives des intendants, «commissaires départis [...] aux finances, à la justice et à la police», se trouve dans le traité de P. Guyot. Les intendants sont le reflet et les représentants de l’autorité centrale: ils sont donc forts de la puissance de la monarchie bureaucratique, et faibles de ses hésitations et contradictions. La distance-temps de la capitale aux chefs-lieux d’intendance, bien plus considérable alors que de nos jours, leur donne une certaine autonomie. Les bureaux versaillais, c’est-à-dire les premiers commis, les surveillent étroitement, et le circuit administratif les tient plus qu’on ne l’a dit. Par ailleurs, la diversité des situations provinciales fait que leur liberté et leurs possibilités d’action sont très variables. Certains d’entre eux doivent compter avec les états provinciaux, avec les parlements, tel ou tel étant toutefois favorisé du sort, comme celui de Provence, qui est, de droit, premier président du parlement d’Aix. Les gouverneurs, les commandants en chef ont conservé souvent des pouvoirs assez étendus. Enfin, les intendants, qui ne furent pas tous remarquables, sont obligés, maintes fois, de composer avec les fortes personnalités locales ou la noblesse de cour.En dépit de ces réserves, il est possible de tracer un portrait de la fonction à son apogée. Les intendants se recrutent presque exclusivement dans le corps des maîtres de requêtes, pépinière des grands commis de l’Ancien Régime. Ils en forment la «matière première», mais n’aspirent qu’«à ne l’être plus» (L. Daguesseau). La maîtrise des requêtes est un office qui exige d’avoir passé six ans dans une cour souveraine. Ces offices coûtent cher: 200 000 livres en 1665, 150 000 livres vers 1700, 100 000 livres vers 1750, et leur nombre est limité (quatre-vingt-huit en 1689, soixante-dix-huit en 1789). Formés à la pratique administrative par leur passage au Conseil royal, les maîtres de requêtes trouvent dans les trente-six intendances un de leurs emplois, parmi les principaux. Ce poste peut leur ouvrir la voie aux plus hautes fonctions de l’État; la durée des intendances se révèle donc fort variable. Sous Colbert, la durée moyenne n’excède pas trois ans neuf mois. Au XVIIIe siècle, la situation est plus complexe, fort différente d’une généralité à l’autre, d’une personne à l’autre. En Alsace, la durée moyenne fut de neuf ans; en Anjou et en Bretagne, de huit ans; en Dauphiné, de onze ans; en Languedoc, de dix-sept ans; en Provence de vingt-cinq ans. Il y a des intendances qui servent de lieu de stage pour débutants, quelques-unes sont difficiles, réservées aux ambitieux, ainsi la Bretagne. Certaines furent «familiales», comme la Provence avec les Le Bret et les Gallois de La Tour. Il en est enfin qui sont très convoitées, comme celle de Soissons, du fait de la proximité de Paris.Quant aux intendants, ils furent pour la plupart des personnalités remarquables. Beaucoup d’entre eux sont issus de familles de robe, auxquelles ils s’opposent cependant violemment, parfois jusque dans leur vie familiale. Contrairement à un préjugé très répandu, leur noblesse est souvent assez ancienne, mais il n’a pas manqué parmi eux d’«hommes nouveaux», tel Bidé de Grandville, très lié aux milieux d’affaires malouins. Après les premiers commis, ils partagent une caractéristique comme le respect profond de leur métier; un idéal commun: ils considèrent l’administration comme l’un des meilleurs moyens pour faire «avancer l’amélioration de l’État».Des intendants aux préfets: le gouvernement des peuplesAprès 1750, une double évolution se dessine. En premier lieu, les intendants, placés à l’un des carrefours sociaux les mieux situés, participent au mouvement général des idées, d’autant plus que les nécessités pratiques de l’administration tendent à leur imposer une vision nouvelle, et originale, du «gouvernement des peuples». Ce sont souvent des novateurs. Ils tendent, de plus en plus, à s’occuper de statistique, de démographie, d’économie, de problèmes médicaux et sociaux, du «bonheur des peuples». Ils sont les réalistes de cette époque «réformatrice» entre toutes. Par ailleurs, l’affaiblissement évident du pouvoir monarchique, tant dans la personne des rois que dans celle des contrôleurs généraux, le renforcement des résistances diverses, les succès remportés par les oppositions variées diminuent dans une large mesure les pouvoirs réels des intendants. L’institution est donc obligée de se transformer, de biaiser, de négocier au lieu de s’imposer. Le cas breton est certes un cas limite. On a pu dire que l’intendance de Rennes devient plus un rouage d’observation, de renseignement, de diplomatie que d’exécution (H. Fréville). Mais il en va de même, à des degrés divers, des autres intendances.Enfin, le rôle de certains subdélégués comme le subdélégué général, qui remplaçait l’intendant pendant ses absences, ceux des grandes villes ou ceux qui se révélaient particulièrement capables, est allé grandissant. Dans nombre d’enquêtes, l’intendant, depuis longtemps, ne fait plus que recopier, ou nuancer, les avis de son adjoint local. Cette évolution, qui déplace une part du pouvoir réel des intendants vers certains de leurs subordonnés, préfigure, en réalité, la division des généralités en départements, puis en préfectures, qui furent d’ailleurs occupées, en partie, par eux.Au total, lorsque la Révolution éclate, l’intendance est très affaiblie et, par le déclin du pouvoir central, fortement affectée par les échecs successifs des essais de réforme et par la pré-révolution aristocratique, et par l’érosion quotidienne que subissent sur place les intendances provinciales. Il ne faut donc pas prendre les affirmations des cahiers de doléances au pied de la lettre. Celui de Ville-Bergues affirme que «notre administration actuelle est conduite par l’autorité d’un seul homme: c’est le commissaire départi, l’intendant, qui est le chef administratif [...]. Il faut que tout passe par son autorité: personne n’oserait manifester un avis différent du sien, de peur d’encourir sa disgrâce et de perdre la faveur et la protection de Monseigneur l’intendant. C’est donc l’arbitraire, la volonté d’un seul qui est le principe de l’administration actuelle.» D’où les propagandes (très intéressées) pour la généralisation d’institutions comparables à celles des pays d’états. «Que la province de Guienne soit érigée en pays d’états, à l’instar de celle du Dauphiné, afin de la débarrasser de cette infâme administration des intendants, qui ont fait jusqu’ici la ruine des provinces», croit devoir réclamer un autre cahier (Beaufort, Haute-Garonne). Les cahiers de la noblesse, reprenant les vieux griefs de Saint-Simon, sont tout aussi durs: «La plus grande marque de respect que nous puissions donner à Sa Majesté est de garder le silence sur leur administration», dit à propos des intendants celui de Montreuil. Ces citations n’ont point de valeur démonstrative absolue, car il est aussi des cahiers favorables aux intendants. L’étude quantitative critique des cahiers reste d’ailleurs à entreprendre.Un fait est certain: les intendants dans leur ensemble ont moins souffert de la Révolution qu’on ne pourrait le soupçonner. Sur les trente et un intendants en exercice en 1789, sans compter les anciens intendants en «retraite» ou passés à d’autres fonctions, soit environ une trentaine, il n’y en a que six qui furent condamnés en tant que tels par le Tribunal révolutionnaire. Encore l’accusation d’avoir «opprimé le peuple français en qualité d’intendant» n’est-elle qu’un grief supplémentaire parmi bien d’autres. Si l’on y ajoute le massacre de Berthier de Sauvigny (22 juill. 1789), on s’aperçoit que le pourcentage des victimes de la Révolution parmi eux est très inférieur à celui d’autres «classes politiques» de l’Ancien Régime, comme celle des fermiers généraux. Il est vrai que nombre d’intendants, et non des moindres, comme Bertrand de Molleville, passèrent à l’étranger où ils furent parfois victimes d’un certain ostracisme (l’ancien intendant de Valenciennes, Sénac de Meilhan, écrit le seul roman vrai de l’époque révolutionnaire, L’Émigré , paru en 1797 à Brunswick). Quoi qu’il en soit, il est aussi certain que les intendants ont été souvent protégés par leurs anciens subordonnés montés en grade.L’Empire allait tirer les conclusions de l’expérience et de l’échec final des intendants. Les préfets sont, à bien des égards, les héritiers des intendants et des subdélégués. Mais il manque encore une histoire de la continuité du personnel administratif de l’Ancien Régime et des époques révolutionnaires et impériales. Tocqueville constatait qu’on «ne saurait lire la correspondance d’un intendant et de ses subordonnés sans admirer comment la similitude des institutions rendait les administrateurs de ce temps-là pareils aux nôtres» (L’Ancien Régime et la Révolution ). C’est l’expérience quotidienne de l’historien.
Encyclopédie Universelle. 2012.